, nous donne une description exacte jusqu'à la minutie du milieu dans lequel dut évoluer l'auteur de L'Unique, ses tableaux abondants et sympathiques font revivre les hommes qu'il dut fréquenter, les êtres et les choses parmi lesquels il vécut; mais cette esquisse, encore pleine de lacunes, de la vie extérieure de J. Caspar Schmidt, Max Stirner ne la traverse que comme un étranger. C'est un cadre, mais le portrait manque et manquera vraisemblablement toujours.
Ce cadre, c'est l'Allemagne des « années quarante », grosse de rêves et d'espoirs démesurés, pleine du juvénile sentiment qu'il suffisait de volonté et d'enthousiasme pour faire éclore le monde nouveau qu'elle sentait tressaillir dans ses flancs. La jeune Allemagne, nourrie des doctrines de Hegel mais que ne satisfaisait plus la scolastique pétrifiée du maître, s'était jetée dans la mêlée philosophique et sociale qui devait aboutir aux orages de 1848-1849 et se pressait sous les drapeaux du radicalisme et du socialisme, ou combattait autour de Bruno Bauer, de Feuerbach et des Nachhegelianer, avec, pour centres de ralliement, les Annales de Halle de Ruge et la Gazette du Rhin du jeune docteur Karl Marx.
C'est sur ce fond tumultueux et lourd de menaces, où chaque livre est une arme, où toute parole est un acte, où l'un sort de prison quand l'autre part pour l'exil, que nous voyons passer la silhouette effacée, l'ombre fugitive du grand penseur oublié.
Cet homme silencieux et discret, sans passions vives ni attaches profondes dans la vie, qui contemple d'un œil serein les événements politiques se dérouler devant lui, avec parfois un mince sourire derrière ses lunettes d'acier, c'est J. C. Schmidt.
Ceux qui le coudoient au milieu des promptes et chaudes camaraderies du champ de bataille le connaissent peu. Ils savent que la vie lui est dure, que dès sa jeunesse la chance lui fut hostile, que des « affaires de famille » pénibles troublèrent ses études, et qu'un mariage conclu en 1837 le laissa après six mois veuf et seul, sans autres relations que sa mère « dont l'esprit est dérangé ». Ils savent que, son examen pro facultate docendi passé, il a fait un an de stage pédagogique à Berlin, puis que, renonçant à acquérir le grade de docteur et à entrer dans l'enseignement officiel, il a accepté, en 1839, une place de professeur dans un établissement privé d'instruction pour jeunes filles. Mais nul n'a pénétré dans l'intimité de sa vie et de sa pensée, et il n'est pas de ceux à qui l'on peut dire : pourquoi ?
De 1840 à 1844, « les meilleures années de sa vie », on le voit fréquenter assidûment, plutôt en spectateur qu'en acteur, les cercles radicaux où trône Bruno Bauer; il publie, en 1842 et 1843, quelques articles de philosophie sociale sous le pseudonyme de Max Stirner, mais n'occupe qu'une place effacée dans les réunions turbulentes de la jeunesse de Berlin. En 1843, il se remarie et la vie semble un instant vouloir sourire au pauvre « professeur privé ».
En 1844 paraît chez l'éditeur Otto Wigand, de Leipzig, L'Unique et sa Propriété. Stupeur de ceux qui, voyant sans cesse l'auteur au milieu d'eux, le croyaient des leurs, et scandale violent dans le public lettré dont il renverse les idoles avec une verve d'iconoclaste. Le livre, répandu en cachette chez les libraires, est interdit par la censure qui, quelques jours après, revient sur sa condamnation, jugeant l'ouvrage « trop absurde pour pouvoir être dangereux ». Les anciens compagnons s'écartent, le livre est oublié et la solitude se fait.
Dès ce moment commence la longue agonie du penseur. L'année même de la publication de son œuvre, « cette œuvre laborieuse des plus belles années de sa jeunesse », l'établissement où il professait lui ferme ses portes, et la gêne s'installe à son foyer; l'éditeur Wigand, qui resta un ami fidèle du proscrit moral, lui confie, pour l'aider, quelques traductions, et il publie en allemand, de 1846 à 1847, le Dictionnaire d'économie politique de J.-B. Say et les Recherches sur la richesse des nations de Smith. Mais les embarras d'argent vont croissant; une tentative commerciale malheureuse achève de fondre en peu de mois les quelques milliers de francs qui avaient formé la dot de sa femme, et celle-ci se sépare de lui en 1846. Dès lors, c'est la misère de plus en plus profonde. Ceux qui l'avaient connu le perdent complètement de vue, Wigand lui-même ignore où il cache son orgueilleuse détresse; les événements de 48 se déroulent sans qu'on voie Stirner y prendre aucune part.
En 1852 paraît encore une Histoire de la réaction en deux volumes, entreprise de librairie sans intérêt ou la part de collaboration de Stirner est d'ailleurs mal définie. —— Et puis, plus rien, à peine quelques lueurs : en 1852, il est commissionnaire, et son biographe a retrouvé les traces de deux séjours de J. C. Schmidt dans la prison pour dettes en 1852 et 1853
Il achève de mourir le 25 juin 1856, âgé de Quarante-neuf ans et huit mois.
On peut voir aujourd'hui sur sa tombe, grâce aux soins pieux de J. H. Mackay, une dalle de granit portant ces seuls mots : Max Stirner. Et sur la façade de la maison où il mourut, Philippstrasse, 19, à Berlin, on lit cette inscription :
c'est dans cette maison
que vécut ses derniers jours
Max STIRNER
(Dr Caspar Schmidt, 1806-1856)
l'auteur du livre immortel
L'UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ
1845
* * *
« De ceux que nous jugeons grands comme de ceux que nous aimons, avait dit Stirner, tout nous intéresse, même ce qui n'a aucune importance; celui qui vient nous parler d'eux est toujours le bienvenu. » Cela suffirait, son mérite mis à part, pour expliquer l'intérêt du livre de Mackay et pour en faire regretter vivement les lacunes. Mais il a probablement tout dit, et personne n'achèvera de soulever le voile que cinquante ans d'oubli ont épaissi sur la vie et la personnalité de l'auteur de L'Unique.
C'est vers son œuvre que nous devons nous tourner, et lui demander comment il se fait que, si vite oubliée lorsqu'elle parut, elle se relève aujourd'hui si vivante et si actuelle.
Les œuvres originales de Stirner (nous laissons de côté les traductions de Say et de Smith et son Histoire de la réaction) sont peu nombreuses. Outre L'Unique et sa Propriété, son œuvre capitale, et deux articles polémiques Recensenten Stirners, 1845 —— Die philosophischen Reactionäre, 1847), en réponse aux critiques que l'apparition de son livre avait provoquées de la part d'écrivains de différents partis, il n'existe de lui que quelques essais publiés de 1842 à 1844 dans la Reinische Zeitung de Marx et dans la Berliner Monatschrifft de Bahl.
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