La vérité sociale
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Dans le débat télévisé s'affrontent deux points de vue personnifiés par deux invités, chacun des débattants((??))

    
Le débat est dit télévisé (c'est-à-dire, vu à la télévision ou « vu à distance » [télé-vision]), parce qu'il fallait bien donner un exemple en guise d'ouverture.   Néanmoins, ce qui est visé est plus large, et peut tout aussi bien adresser une interaction sur Internet, une discussion entre deux ou plus de deux personnes, un débat intérieur, etc.  


.   Et cela castagne fort, à qui mieux mieux, de savoir qui a le plus raison, qui a raison.  

Mais nul ne se demande si la raison du débat n'est pas, non pas intérieure à un des débattants, mais extérieure à eux, et collective.   En ce sens, chacun est un cheval, il y a un cheval noir à hue et un cheval blanc à dia.   Blanc, noir, blanc, cela donne un composite qui n'est pas pour autant un gris((??))

    
De la même manière qu'un motif de damier ou d'échiquier n'est pas une plage uniformément grise (à moins qu'on ne triche avec les infiniment petits ?).  


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C'est la vérité collective.  

S'il était possible de découper le territoire du vrai en deux régions bien étanches, tous les débats se règleraient suivant l'idée que deux camps se déterminent.   Mais même cela n'est pas donné.  

Cependant, en admettant quelque chose de cette sorte, il restera toujours que chaque camp s'estimera le seul détenteur de la vérité et l'autre, le seul détenteur de l'erreur.   Or, comme le cheminement de la parole en quête de vérité passe par des étapes de doute et de remise en question, à l'épreuve du feu de l'autre approche, on devrait avoir redéfinition perpétuelle de la frontière.  

C'est pourquoi l'idée d'une vérité extérieure n'est pas raisonnable, donnée en dépendance de l'existence du débat, et encore moins de la politique.   Car, le char de l'état des choses, c'est de disposer de deux chevaux, un blanc et un noir, et de les faire marcher différentiellement et à convenance, pour aller où l'on désire aller.  

Dit autrement, la vérité du débat ne peut se concevoir en dehors du débat, mais, comme elle ne peut non plus se concevoir dedans (car alors, elle appartiendrait exclusivement à l'un des camps), c'est qu'elle est diluée, éparpillée dans la nature et que c'est le mouvement qui la restitue.  

Encore dit autrement, il est nécessaire que quelqu'un d'entre vous en face de vous ait tort quand vous avez raison, et que quelqu'un ait raison quand vous avez tort.   À tel point que, s'il est en votre pouvoir d'avoir tort à un moment donné, et que vous êtes le seul à pouvoir avoir tort de cette façon, alors il est de votre devoir d'avoir tort de cette façon((??))

    
Cette affirmation est extrêmement importante, et conditionne même la possibilité de tout progrès social.   En elle réside une des possibilités de la liberté, car ce n'est que lorsqu'il est possible d'avoir tort sans rien craindre en retour que la liberté atteint son point le plus élevé, —— lequel n'est pas un point auquel il faille à tout prix renoncer.  


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Il est de votre devoir d'avoir tort individuellement quand l'ensemble a raison contre vous, et d'avoir raison seul quand c'est le groupe qui a tort —— deux choses qui reviennent au même —— car c'est de cette dissonance seule que peut procéder la marche de la vérité sociale.  

Sans cette dissonance, la vérité ne saurait apparaître, elle qui est, non pas état, mais processus.   Et, comme elle est le processus qui accompagne, au fil des dissensions, la résolution du conflit, mais qu'elle n'est pas cette résolution elle-même, la vérité sociale est possible.  

C'est pourquoi il est important d'avoir tort quand les autres ont raison, par exemple.   Mais alors, à l'échelle supérieure, ce n'est plus avoir tort ni raison, c'est participer du processus, tout simplement.  

Ainsi, l'on comprend que l'avancement d'un discours se base sur l'avancement de ses parties.  

Dans le moment où vous énoncez à votre échelle une chose fausse, s'il se trouve un système autour de vous qui la traite, au sein de choses fausses également et aussi de choses vraies, cette chose fausse cesse d'être seulement fausse : elle devient élément du système plus vaste.  

Il en va de même pour une chose vraie.  

Dès le moment que sont énoncées ces choses vraies et fausses, ce qui compte c'est la logique externe qui les articule les unes aux autres, et cette logique-là, elle vous échappe nécessairement, car ce n'est pas de vous qu'elle participe.   L'ensemble n'est pas un élément.  

C'est en cela qu'il est permis de voir émerger d'une multitude de comportements incohérents une vérité subtile, et que la sottise du monde ne lui porte pas, tant qu'elle ne se pique pas d'intelligence, ombrage((??))

    
« Et que la sottise du monde ne lui porte pas, tant qu'elle ne se pique pas d'intelligence, ombrage » = On veut dire par là que la sottise du monde (en cela que le monde ne semble pas calculer, bien que, en réalité, il calcule, mais d'une manière décentralisée qui n'éveille pas l'attention du socius)... que la sottise du monde est ce par quoi l'objectif est atteint, —— mais que, si l'on s'efforce d'insuffler au sein de cette sottise une forme d'intelligence trop directive qui n'a pas son entente particulière, alors elle lui nuit, —— et l'objectif n'est pas atteint.  


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Un dit faux ne contredit pas un dit vrai, même lorsque leur portée est identique.   En vérité, un dit faux épaule un dit vrai, de même qu'il épaulerait un autre dit faux.   L'ensemble des dits qui s'épaulent les uns les autres, au regard de la vérité d'un individu, forme la vérité d'un groupe, à l'échelon supérieur((??))

    
On peut encore dire cela : la portée d'un dit vrai et d'un dit faux qui lui est associé est la même.   Par exemple, « la Terre est ronde » et « la Terre est plate » sont deux dits qui ont la même portée : cette portée est « la détermination de la forme de la Terre ».  

Or, ce qui signe le progrès au sein du débat, ce n'est pas tant la vérité du dit elle-même, que la mesure des portées des dits.   Comme disait René Thom : « Ce qui limite le vrai n'est pas le faux, mais l'insignifiant. »  

En ce sens, un dit faux ne contredit pas un dit vrai, mais l'épaule, le porte à son côté.   Et un dit vrai épaule un dit faux, pour la même raison.  


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Ne pas chercher le vrai, ne pas chercher le faux, mais simplement laisser une forme émerger, c'est la sagesse innée de la nature qui ne calcule pas.   De la Nature qui ne calcule pas.   Ne pas chercher le vrai, ne pas chercher le faux, c'est déterminer un vrai qui est au-delà de ce vrai et de ce faux.  

Comme on détermine un vrai qui est au-delà de ce vrai et de ce faux, le vrai qu'on détermine est résistant aux atteintes personnelles, et l'on peut dire : c'est la vérité collective.  

Mais la vérité collective entend-elle établir un canon de vrai et dire : Untel a raison, Untel a tort ?   Non, la vérité collective n'entend rien faire de tel, car elle se place à un échelon supérieur de celui des simples dits qu'elle agrège.  

Car, il s'agit bien d'agréger des choses vraies et des choses fausses diverses, mais non en tant que choses vraies et fausses, juste en tant que choses s'opposant.   Et, cela fait, de faire ressortir les lignes de scission qui mènent à l'émergence de la vérité d'ordre supérieur.  

C'est pourquoi, plus il y a de contradictions dans le magma sous-jacent, plus est riche et vivante la vérité collective émergente((??))

    
En un sens, il en va de ce magma sous-jacent comme de la lice où se joue l'éternel combat de la jeunesse, dont il est fait allusion dans le poème de Baudelaire intitulé DUELLUM : lutte qui fait rage, qui doit faire rage, et que rien n'arrêtera.  

DUELLUM


Deux guerriers ont couru l'un sur l'autre; leurs armes
Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang.
Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes
D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant.

Les glaives sont brisés ! comme notre jeunesse,
Ma chère !   Mais les dents, les ongles acérés,
Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse.
—— O fureur des cœurs mûrs par l'amour ulcérés !

Dans le ravin hanté des chats-pards et des onces
Nos héros, s'étreignant méchamment, ont roulé,
Et leur peau fleurira l'aridité des ronces.

—— Ce gouffre, c'est l'enfer, de nos amis peuplé !
Roulons-y sans remords, amazone inhumaine,
Afin d'éterniser l'ardeur de notre haine !


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C'est pourquoi il est parfois de notre devoir d'avoir tort.  

Lorsque nous avons tort, en toute raison, nous participons à la vérité collective, et la vérité collective participe de nous.   Mais également, nous participons, en tant qu'élément du processus, de la vérité collective, et elle participe à notre mouvement.  

Aussi, pour cette raison, ce qui nous est demandé n'est pas d'avoir raison ou tort d'une manière plutôt que d'une autre : ce qui compte est un phénomène d'ensemble.  

Ce phénomène-là, on doit le voir comme une supercherie.   Créer du vrai à grande échelle en agrégeant un millier de dits vrais ou faux, c'est, dans son principe collectuel((??))

    
Aux premiers temps de l'Internet, les pionniers ont tout de suite compris qu'une des forces de développement du Réseau résidait dans le collectuel, à savoir, la capacité d'engendrer de nouvelles unités de résultat en agrégeant un grand nombre d'informations éparses (mais éventuellement rassemblées en un même lieu, ou codées selon un même formalisme), —— suivant un principe d'agrégation qu'on peut dire « holistique ».  

Ici, nous parlons de la « vérité collective », ce qui n'est pas la même chose que la « vérité objective ».   Leur économie n'est pas la même, leur morale non plus.  


, ne rien créer qui vaille à l'échelle de la vérité absolue, qui n'est pas la vérité collective.  

Mais c'est une supercherie qui marche.  

Car c'est bien cela, la vérité collective est une supercherie qui marche.  

L'on dit telle chose ici, telle autre chose ailleurs, et quelque chose en résulte.   Cependant, la vérité stricte de cette chose résultante n'est pas liée, ni à cette chose-ci, ni à cette chose-là.  

À quoi est-elle liée donc ?   Au mouvement qui l'a formatée, à celui qui l'a fait naître.   C'est de ce mouvement que la chose née doit son efficace, et c'est au sein de lui qu'elle trouve, non sa vérité stricte qui intéresse l'honnête homme, mais sa vérité sociale qui intéresse le commun.  

Et l'humain tout court dans cela ?   Il doit se tenir à la pointe du processus((??))

    
...Et ce serait une triste chose qu'un jour l'humain ne fût plus à la pointe du processus((??))

    
La forme « qu'il fût » est le verbe « être » à l'imparfait du subjonctif.  

(autrement dit, c'est une manière de dire « qu'il soit », mais au passé.)  

C'est la concordance des temps qui exige qu'on mette le subjonctif imparfait avec un verbe de la principale à l'imparfait ou au potentiel.  

C'est une triste chose qu'il soit hors-jeu.  

  -->   C'était une triste chose qu'il fût hors-jeu.  

Ce sera une triste chose qu'il soit hors-jeu.     -->   Ce serait une triste chose qu'il fût hors-jeu.  


 !  


.  

Que peut vouloir dire « être à la pointe du processus », sinon concevoir pleinement la vérité de comment (et non pourquoi) se crée la vérité sociale ?

Une fois cela compris, l'on n'en est plus dépendant.   Une fois cela compris, l'on en est libéré.   Et la vérité sociale est première chaîne enserrant l'humain dans le corps vénérable du peuple.   On comprend dès lors l'urgence de cette bonne compréhension.  

« Être à la pointe du processus », se tenir à la proue du vaisseau glissant sur les eaux de l'opinion compartagée, c'est, sans doute, comprendre que tout se vaut du point de vue dialectique, mais non de celui de la vérité stricte.  

Or, qu'est cette opinion partagée du flot de laquelle dérivent toutes les vérités sociales, sinon le remugle marin de la plus extrême confusion ?   C'est de la plus extrême confusion que nous avons besoin pour que, de mille vérités séparées et individuelles, naisse une vérité collective qui ne peut être, dans son fractionnement, que la vérité sociale.  

À l'avant de la vérité collective se tient le gallion qui fend les flots, et dont la figure de proue est la fille du Paradoxe, clamant : « Je suis celle de qui procède la plus extrême confusion; c'est de moi que proviennent les meilleurs mélanges, les meilleurs remix, les meilleures crases((??))

    
Une crase est le phénomène linguistique par lequel la dernière voyelle d'un mot se contracte avec la première voyelle du suivant...   cependant ici, c'est surtout le phénomène d'écologie sociale par lequel la dernière instance d'une idée complexe s'écrase dans l'instance d'une autre idée complexe, —— donc la façon de laquelle se créent des idées populaires nouvelles, en « concassant » des mèmes déjà connus.  


; je porte au Peuple la vérité de son intellection séparée, mieux, je suis cette intellection. »  

Et ce n'est pas de sa faute si la moyenne de plusieurs triangles rectangles est un triangle qui n'est pas lui-même rectangle.  





  [Œuvre d'Escape, 1990-2015 (achevée, présentée au monde), auteur initial : Escape, France].  
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