Traité de la Vie et de son Insupportable Épaisseur
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II



L'OBSTINATION avec laquelle marrit notre être dans l'absence d'une réponse à sa sourde angoisse ne doit pas, dit-on, nous éloigner du chemin d'une certaine sagesse.   Il semble que la vie, quoiqu'elle soit assurément un problème, n'ait pas en elle de solution. Dès lors, à quoi bon s'en inquiéter ?   Les seules questions qui valent la peine d'être posées sont celles qui finissent par recevoir des réponses.   Aussi, bien que le temps tourne autour de moi dans sa danse saccadée, je ne m'enferme pas dans une quête qui n'a aucune chance d'aboutir et, plutôt que d'interroger un état des choses qui ne peut recevoir de qualification, je me tourne décidément vers moi et je dis : « Qu'est-il en mon pouvoir de faire ? »  

La dernière vérité de cette attitude réside dans sa capacité à me délier d'une question qui ne tournerait que sur elle-même.   Il n'est pas sain de vibrer d'un questionnement de cette nature, surtout lorsqu'on s'est persuadé que le problème qui est derrière était premier.   Il est vrai que l'épaisseur de la vie est une affaire qui semble pervasive à toute l'existence, mais seule une certaine attitude au sein de celle-ci rend cette problématique effectivement sensible. En l'absence de ce spleen ou de cette angoisse ou de je-ne-sais-comment-le-qualifier, il n'y a rien dans l'existence qui justifie qu'on se tourmente avec pareille question.   D'où la certitude après coup que cette problématique s'engendre d'elle-même.  

Or, que doit-on dire d'un problème qui se soulève de lui-même, se créant comme à partir de rien, de même que le baron de Münchhausen pouvait s'élever au-dessus du sol simplement en tirant sur ses chausses ?   Il y a une pathologie certaine à envisager de telles questions en vérité.   Mais dans le même temps, le questionneur est pleinement persuadé que ne pas se poser cette question du tout serait également pathologique.   Dès lors, la santé paraîtrait là où il serait possible d'être dans un état tiers, n'étant ni celui de la question auto-engendrée, ni celui de l'absence de questionnement, mais une sorte d'état « raisonné », où se manifesterait d'elle-même la rationalité la plus froide des choses.  

C'est en s'efforçant d'atteindre une telle rationalité que nous nous exilons des conditions de la vie courante, et que nous sommes aussitôt en danger de créer un artefact.   Si nous commençons à nous intéresser à un problème par nous créé, et non pas issu du monde tel qu'il se présente à nous, se fait jour le risque que ce problème ne se substitue à l'évidence de notre état.   Et alors, ce que nous serions tenté de prendre pour une solution ne serait qu'un leurre évasif perpétuant notre aliénation, et ne répondant peut-être même pas à notre angoisse.  

La vie vécue de l'intérieur est la vie du sujet qui se vit comme héros de sa propre histoire, mais le héros de l'histoire n'en est pas forcément le scénariste.   Il a même peu de chances de l'être en vérité, et c'est à peine s'il est co-scénariste.   Nous ne pouvons concevoir un monde où les histoires soient à ce point lâches dans leur causalité que celui qui les vit en les subissant soit aussi celui qui les dirige en les vivant.   Il nous faut absolument croire en cette dichotomie grammaticale qu'est l'opposition toute conventionnelle pourtant entre voix active et voix passive.   Et il ne nous est même pas donné de voix moyenne pour les réconcilier !  

Ce qui manque à notre perspective au sein d'un tel paysage de problèmes si peu féconds, c'est la certitude que nous pouvons dépasser notre limitation présente si nous atteignons à une conscience suffisamment élevée de nous-mêmes.   Cette dernière certitude, nous l'avons sacrifiée sur l'autel de notre propre image de ce qu'est la réalité, en nous gaussant cependant internement du réalisme.   Car, ce qu'est la réalité in fine, nous devrions si nous sommes honnêtes reconnaître que nous n'en savons rien.   Non pas que notre monde ne serait possiblement qu'illusion, mais que nous ne découpons peut-être pas précisément de la manière qui convient l'ensemble des concepts utiles à nos vies.  

La vie vécue dans l'épaisseur découpée de la manière qui est la nôtre ne peut laisser paraître à l'extérieur d'elle-même, c'est-à-dire dans le récit, qu'un ensemble de faits nécessairement limités, donc décevants, et c'est cette trame qui constitue le témoignage de notre existence.   Étant des déçus de la réalité par essence ou par définition, nous ne pouvons que vivre une vie qui se complait dans une mesure d'échec, une pour une mesure de réussite.   Si cela est ainsi, l'échec étant consubstantiel à la réussite, il est vain d'essayer de ne plus échouer, comme d'ailleurs de ne plus réussir.  

Mais l'examen de notre vie, s'il ne nous révèle pas en quoi le découpage de nos concepts prochains est insatisfaisant parce que trop peu adéquat, nous met en revanche clairement sous le nez que quelque chose ne va pas dans notre manière de la conduire.   C'est l'Autre, l'Autre avec son unicité véritable, son existence impondérable, qui constitue le récif sur lequel notre vaisseau nécessairement s'échoue.   Il n'y a plus rien à faire alors que de rejoindre la grève à la nage, et d'espérer repartir après coup pour une nouvelle destination, les réparations étant à terme effectuées.   Car, chaque Autre rencontré est l'occasion d'un naufrage qui se répare de lui-même du fait même que l'échec vécu au contact de l'Autre au fil de l'existence est dans le même temps le cours normal de cette dernière, donc une forme de réussite qui s'énonce comme telle à travers un échec.  

Rien n'étant donné par soi, deux choses nécessairement distinctes ne peuvent entrer l'une dans l'autre à la perfection, et il ne peut en aller autrement que du cas qu'elles ne s'adaptent pas parfaitement l'une à l'autre.   La vérité de la vie étant celle des rencontres entre étants, les étants qui se rencontrent étant nécessairement distincts, il ne peut en aller autrement que d'adaptations imparfaites et de départs nécessaires in fine.   La séparation des êtres et des choses est donc incluse dans le programme de l'existence, et rien ne peut changer cet état de faits.   Si donc l'échec au contact de l'Autre est quelque chose qui advient à un certain moment, ce n'est pas qu'il soit dû à une erreur du programme de la nature, mais c'est au contraire qu'il réalise ce programme, et c'est en ce sens que cet échec est réussite.  

C'est pourquoi toute aventure qui émaille l'existence est sujette à entamer le début d'un nouveau processus par lequel elle rejoint les sentes de l'oubli.   Nous concevons avec difficulté extrême comment ce qui est une fin peut aussi être ailleurs un début.   À vrai dire, nous ne le concevons même pas.   Mais ajouter à la vie son caractère d'épaisseur, autrement dit, sa dimension scénaristique, n'aide certainement pas à concevoir cette chose inconcevable, tant le point de vue du scénariste vient toujours après coup, tandis que la juste compréhension de ce phénomène de mort créatrice exigerait de rester pris en plein dans l'instant.  

Nous énonçons donc la nécessité, afin de cerner au mieux la question de la vie et de son épaisseur, que soit comprise adéquatement la dynamique de la mort créatrice et de l'échec réussi qui l'enrobe.   Ces deux mouvements qui n'en font d'ailleurs qu'un, il est nécessaire de les faire siens de manière spontanée pour adhérer à l'existence sans que celle-ci paraisse plus un problème, et c'est au seul prix de déterminer une philosophie qui fasse d'eux des allants-de-soi que nous pourrons dire : « La vie et son épaisseur ne me pèsent plus. ».  





  [Œuvre d'Escape, 1990-2015 (achevée, présentée au monde), auteur initial : Escape, France].  
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