Traité de la Vie et de son Insupportable Épaisseur
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III



ENCORE s'il existait un moyen de fixer comme au cordeau les diverses raisons qui se pressent de tout côté pour apprécier la vie à sa juste valeur, le problème de donner un sens à la vie, et aussi de ce fait un jeu de valeurs, trouverait une solution assez immédiate et du moins convaincante, ce qui nous dédouanerait de l'Effort, de la Quête.   Les choses paraîtraient « ce qu'elles sont » selon la formule à nous étonnamment naïve de leur platitude la plus terne.   Il ne serait nul besoin de creuser, d'aller fouiller derrière le décor de nos évolutions, en amont de la scène où nous nous démenons sans grande conviction ni réel moment.  

Ce serait, en un mot, le Grand Repos de l'univers, univers certes entendu par l'artifice du sujet humain, mais Grand Repos quand même, après-midi qui n'a jamais de fin des ceusses qui cesseraient par là-même d'aller chercher derrière les êtres de quoi combler leur incomplétude métaphysique.   On s'offrirait sans préméditation le luxe de ne pas chercher.   Mais aussi bien, tout serait déjà trouvé.   Peut-on croire à une telle histoire ?   Bien entendu, le problème laisse paraître qu'il n'en peut rien être, qu'il est nécessaire qu'il y ait une recherche, puisqu'il y a.   Formulé de manière concise : là où un monde est donné, il faut qu'il y ait souffrance.  

C'est cependant un autre genre de souffrance que la simple souffrance au contact des étants, souffrance qu'on dira naïve, qui se profile avec la problématique de la vie et de son épaisseur; précisément, ce qui apparaît désormais insupportable, c'est de considérer que la souffrance a un sens, que ce sens se meut dans une direction [n'est-il pas, d'ailleurs, lui aussi —— un sens ?], et que cette direction pourrait tout aussi bien se perdre ?   Vertige que ce monde qui à chaque instant peut s'abolir !   Et de quoi donc, s'il-vous-plaît ?   De la maladie du sens !  

Essayons de voir correctement ce qui se passe ici.   La vie était née dans les volutes d'un passé indéfini et sans souvenance particulière, mais depuis l'éveil de l'âge adulte, voilà que se sont faites jour les diverses problématiques du vécu et, avec elles, toute l'horlogerie un rien démentielle des prescriptions négatives et positives.   Ce qui initialement ne se donnait que comme immédiateté et jouissance du monde paraît maintenant être une certaine espèce de tripalium qui exige de nous une certaine espèce de travail.  

Or ce travail de l'individu naguère oublié au sein de sa propre existence, c'est celui du Sens, la fameuse quête internement identitaire du soi dans le monde.   C'est, également, le fameux examen auquel il s'agit tellement de ne pas échouer.   Et c'est face à la possibilité de l'échec, à la crainte... issue de quoi ? du néant sans doute... que tout puisse se perdre, que l'individu doit désormais se dresser, comme dans un combat de géants où les dieux ont la partie belle.   D'où cette souffrance non naïve : encourir le risque d'échouer en vue du Sens, donc aussi, grâce au Sens et par faute du Sens.   Oh! qui dira la croix que cela représente !  

Le remuement des êtres autour de soi obéit à une mécanique qui ne laisse pas d'ailleurs le temps d'en sonder les intimes raisons, il faut s'adapter à ce qui est flot permanent.   S'il y a question du Sens, il y a aussi urgence d'action adéquate.   J'ai déjà formulé le cas d'un questionneur qui se retirerait en lui-même tout à loisir, pour interroger la raison du monde : ce n'est pas convaincant.   De plus, quel que soit par ailleurs le résultat d'un tel questionnement, ce qui compte en dernière analyse, c'est vivre.   Le monde n'est pas si gratuit qu'on puisse exclusivement se consacrer à sa Question.  

Et pourtant !   Ne devrait-ce pas être le centre de ce mouvement circulaire, l'Axe de la Question ?   Comment donc avons-nous pu nous exiler à ce point de nous-mêmes ?   Nous comprenons aisément que le souci soit une affaire quotidienne, mais nous ne comprenons pas de quoi doit être tissé en premier lieu le meilleur du souci.   C'est que, dans l'économie du souci, tous les ennuis de la vie entrent un peu par proportion; cependant, ce n'est pas au pro rata de leur volume d'épanchement qu'il faut s'attaquer à chacun, mais seulement en raison de leur noblesse respective.   Et rien n'est plus noble, ni plus fou, que la Question.  

Ce qui ordonne cette scène, c'est la Question.   Sans elle, rien n'est accessible, et pourtant combien vivent sans Elle ?   Le fait qu'on puisse passer à côté est un permanent mystère.   On l'appellera « le mystère des gens obtus ».   Envisagée pleinement, c'est-à-dire de front, la Question est très simple.   Ce sont ses développements qui sont infiniment complexes.   Ainsi, ce qui est donné de manière minimale est aussi ce qui se développe selon la puissance maximale.   Ceci encore serait un mystère, s'il s'agissait d'accumuler les mystères.   On voit par là que la Question ouvre à un monde de questionnements, et en elle, et à propos d'elle, n'est-elle pas comme qui dirait le moteur du monde ?  

Peut-être même la Question est-elle trop simple.   Après tout, quel est l'attirail conceptuel requis pour la poser ?   Rien que ceci, percevoir la vie selon la dimension de son épaisseur, peut-être encore s'en désoler.   Frémir de la dimension scénaristique de la vie.   Craindre que tout soit perdu : aise dangereuse de l'abolition du monde.   Est-ce tant demander ?   Mais, tant que ne se déchire pas le ciel au-dessus de l'homme, le monde n'a aucune raison de se présenter comme un danger, et aussi bien la Question ne se pose pas.   Que la Révélation ait donc lieu, pour que les cœurs enfin se fendent et qu'enfin les cervelles flambent !  

Il pourrait paraître que ce dernier propos est trop passionné.   Mais que serait une vie sans passion, et que serait la Question sans un amour certain, quoique non tourné vers les choses ?   Dans ce principe : que tout peut s'abolir, il y a la condition aussi bien que la réalisation de cette contexture, selon laquelle la vie sera vécue à son plus haut niveau de vibration.   L'entour de la vie saisi à plein, graspé par les mains avides de cet être qui sait que rien ne lui sera donné par avance, non qu'il doive toujours tout conquérir, ni non plus reconquérir, mais le seul balancement d'un voyage sans cesse donné dans l'incertitude.   Aussi bien dans de telles conditions en vient-on à poser la confiance absolue en les valeurs de la vie comme un nécessaire infrangible : et c'est pourquoi une telle confiance dans les valeurs de la vie, je l'appelle « foi ».  

« Foi » ne signifie nullement l'adhésion irrationnelle à des dogmes, ou la propension à quelque bigoterie.   Ce n'est pas le divin qui est cerné par ici, mais le signifiant.   Ce n'est pas le terrestre qui se voit exhaussé, c'est l'absurde.   Placé dans le plein de la problématique brûlante du vécu, ce chercheur qui se frotte à l'épaisseur de la vie ne s'est pas engagé dans l'apport humain ancien qui consistait à peupler l'Olympe ou l'Empyrée de puissances célestes.   Ce n'est plus le fameux Être central qui obnubile sa conscience, mais seulement la maintenant inévitable question du Sens et de l'Absurde.   Et en ceci : que tu peux, oui, opter pour l'Absurde, mais alors du sens se fait jour; et que tu peux tout aussi bien opter pour le Sens, mais alors l'absurde se fait jour.   Insondable dynamique, stupéfiante, insondable !  

C'est ce mouvement tournoyant du quêteur sur lui-même, qui ferait de lui-même un Mevlevi authentique si ce n'était par ironie —— car moitié de la rotation se passe dans la nuit de l'Absurde, pour moitié sous le jour du Sens —— qui est, tout simplement, cette fameuse souffrance transcendantale s'abattant sur quiconque est régi par le soleil de la Question.   Cette phrase est-elle trop contournée ?   Je voulais simplement dire ceci : en reconnaissant qu'il y a le Sens, mais que c'est absurde, puis qu'il est l'Absurde, mais qu'il y a là un sens, on ne cesse d'osciller, vibratoire ludion que nous sommes, entre les deux pôles de la Réponse.   Et c'est là précisément que se fait jour toute la dimension de l'épaisseur, qui, bien que possiblement entrevue par ailleurs, par le souci, risquerait autrement de ne pas se faire jour du tout.  

Tournoyons, tournoyons donc dans l'ivresse de cette Question qui est à la fois le problème et sa solution [car, aux abords de la sortie de toute métaphysique, ne reste plus que ceci : que la solution est dans le problème].   Oblitérons-nous de nous-mêmes, courons joyeusement à ce qui est notre anéantissement, jouissons de ce qui n'aura jamais été qu'une seule fois, obtenons ce que l'œil n'a jamais vu, l'oreille n'a jamais entendu, ce qui n'est jamais monté au cœur de l'homme.   Saturons-nous des confins boréaux.   Le Sens, alleïe! est là !   Rien n'est donné « au cordeau », le tout est grossièrement irrégulier, déjà perdu peut-être.   C'est parce que tout est sans cesse à refaire que, prisonniers du devenir historique, nous trouvons que le sens est Sens.  





  [Œuvre d'Escape, 1990-2015 (achevée, présentée au monde), auteur initial : Escape, France].  
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