un drôle de Polynésien

En matière d'histoires drôles, on connaît bien celle du pêcheur et du capitaliste (si d'aventure on ne la connaît pas, qu'on aille vite consulter un recueil de blagues).  Mais là, on dirait qu'il faille la redire une nouvelle fois, et, qui sait? avec sérieux, peut-être...  

Le médecin écoutait attentivement l'homme accusé par la doxa.  Ce dernier était en phase de diagnostic : et que disait-il, au juste ?  Nous prenons l'entretien en cours de route :  

« —— ... Dans encore bien des pays, les hommes vivent dans la pauvreté, mais non la misère.  Ils ne se soucient pas d'avoir de grands biens, comme en nos contrées mainte télévision, voiture, portable ou autres objets de même acabit...  Par contre, ils veulent cultiver de tendres relations avec ceux qu'ils aiment, de solides amitiés avec leurs proches, ils ne veulent pour rien au monde « décevoir »... ni eux-mêmes se leurrer de sottises...  

» Je romance peut-être un peu, je force le trait, mais l'essentiel est là : l'homme là-bas est un animal d'une autre saveur.  Alors... jugez vous-même... moi qui ne me soucie guère de calculer à cinq ans d'échéance... d'autant que notre époque est tout sauf « stable » ou « assurée »... moi qui préfère l'affection de mes parents et la solidité du cœur à toutes les promesses de la matière, peut-être suis-je pareil à ces lointains autochtones, peut-être suis-je une sorte de Polynésien ?  

» Si vous rejetez l'ethnocentrisme, comme le doit faire tout bon scientifique, alors vous devez me l'accorder... »  

« —— Certes, répondit le médecin, mais nous ne sommes pas en Polynésie... »  

« —— Oui, c'est vrai, reprit l'homme accusé par la doxa, encore un peu plus rêveur (mais, de se sentir incompris).  Du reste, si vous croyiez que c'est par faiblesse que je refuse l'aspect matérialiste de la vie, vous erreriez loin de la vérité.  Ma tendance brutale, hors de toute maîtrise de moi-même, est de céder, moi aussi, à la peur du moment, et aux sirènes du consumérisme...  Donc, de me jeter, en même temps que mes contemporains, dans ce néant...  Mais je me resaisis à temps, voyant par le raisonnement que cela ne mènerait à rien qui vaille...  C'est par un incessant travail sur moi-même que je me vois sauvé de l'abîme... »  

Le médecin se mit à penser que ce « raisonnement » était précisément ce qui dénotait la folie... que ce « travail sur soi-même » était précisément ce qu'il fallait arrêter de travailler...  

« —— Un individu en proie à la manie et à un soupçon de mégalomanie, nota-t-il pour lui en jaugeant l'homme accusé par la doxa... »  

« —— Une pauvre âme égarée dans les préjugés du psychiatrisme, nota pour lui l'homme accusé par la doxa, en voyant le médecin le jauger lui-même... »

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